LES PLANS DU SOUS-MARIN
Un messager spécial venait d’apporter un pli urgent. Tandis que Poirot le lisait, une lueur d’intérêt et d’excitation s’alluma dans ses yeux. Il renvoya l’homme avec un bref remerciement, puis se tourna vers moi.
— Faites tout de suite votre valise, mon ami. Nous partons pour Sharples.
Je sursautai en entendant mentionner le nom de la célèbre résidence de Lord Alloway. Étant à la tête du nouveau ministère de la Défense, Lord Alloway était un membre éminent du gouvernement, Du temps où il était encore Sir Ralph Curtis et dirigeait une importante société de constructions mécaniques, il s’était distingué à la Chambre des Communes et on le considérait à présent comme « l’homme en vue », celui qui avait le plus de chances d’être appelé à former un nouveau gouvernement si les rumeurs concernant la santé de Mr. McAdam étaient fondées.
Une grosse Rolls Royce nous attendait en bas et tandis qu’elle s’enfonçait doucement dans la nuit, je pressai Poirot de questions.
— Pour quelle raison peuvent-ils bien avoir besoin de nous à cette heure-ci ?
Il était plus de onze heures du soir.
Poirot secoua la tête en signe d’ignorance.
— Pour une affaire très importante, sans aucun doute.
— Je me souviens, dis-je, qu’il y a quelques années, Ralph Curtis – puisque tel était alors son nom – a été mêlé à un vilain scandale ; une histoire d’escamotage d’actions, je crois. Pour finir, il a été totalement disculpé, mais peut-être s’est-il produit à nouveau quelque chose de ce genre ?
— Il n’aurait guère besoin de m’envoyer chercher en plein milieu de la nuit, mon ami.
Je fus forcé d’admettre la justesse de ce raisonnement et nous fîmes le reste du trajet en silence. Dès la sortie de Londres, la puissante voiture avait roulé à vive allure et nous arrivâmes à Sharples en moins d’une heure.
Un majordome raide et guindé nous conduisit aussitôt dans un petit cabinet de travail où Lord Alloway nous attendait. Il bondit de son fauteuil, pour nous accueillir. C’était un homme grand et mince, qui respirait la puissance et la vitalité.
— M. Poirot, je suis ravi de vous voir. C’est la deuxième fois que le gouvernement a recours à vos services. Je ne me souviens que trop bien de ce que vous avez fait pour nous pendant la guerre lorsque le Premier ministre a été kidnappé de cette étonnante façon. Vos puissantes déductions – et, je dois le dire, votre discrétion – ont sauvé la situation.
Une petite lueur s’alluma dans les yeux de Poirot.
— Dois-je comprendre, Milord, qu’il s’agit à nouveau d’une affaire exigeant… de la discrétion ?
— Absolument. Sir Harry et moi-même… oh ! permettez-moi de vous présenter… L’amiral Sir Harry Weardale, Premier lord de l’Amirauté… Monsieur Poirot, et… voyons, le capitaine…
— Hastings, précisai-je.
— J’ai souvent entendu parler de vous, Monsieur Poirot, dit Sir Harry en nous serrant la main. Nous nous trouvons devant un problème inexplicable et, si vous pouviez le résoudre, nous vous en serions extrêmement reconnaissants.
Le Premier lord de l’Amirauté me fut d’emblée sympathique avec ses airs de vieux loup de mer un peu bourru.
Poirot interrogea les deux hommes du regard et Alloway prit la parole.
— Comme vous vous en doutez, tout ceci est strictement confidentiel. Monsieur Poirot. Il s’est passé quelque chose d’extrêmement grave. On nous a volé les plans du nouveau sous-marin de type Z.
— Quand cela s’est-il produit ?
— Ce soir ; il y a un peu moins de trois heures. Vous vous rendez certainement compte, Monsieur Poirot, de l’étendue du désastre. Il ne faut surtout pas que la nouvelle s’ébruite. Je vais vous relater les événements aussi brièvement que possible. J’ai invité pour le week-end l’amiral ici présent, son épouse et son fils, ainsi que Mrs. Conrad, une femme très connue dans la haute société londonienne. Ces dames se sont retirées assez tôt – vers dix heures – ainsi que Mr. Léonard Weardale. Sir Harry est ici, entre autres, pour discuter avec moi de la construction de ce nouveau type de sous-marin. J’ai donc demandé à mon secrétaire, Mr. Fitzroy, de sortir les plans du coffre-fort que vous voyez dans ce coin, et de me les préparer ainsi que divers autres documents relatifs à la question. Pendant ce temps, l’amiral et moi nous promenions sur la terrasse en fumant un cigare et en goûtant la douceur de l’air printanier. Notre cigare terminé, nous avons décidé de nous mettre au travail. Au moment même où nous faisions demi-tour à l’autre bout de la terrasse, j’ai cru voir une ombre sortir par cette porte-fenêtre et traverser la terrasse avant de disparaître. Je savais que Fitzroy était dans cette pièce et il ne m’est même pas venu à l’esprit qu’il pouvait s’être passé quoi que ce soit d’insolite. C’est en ce sens, bien sûr, que je suis à blâmer. Nous sommes donc revenus ici et sommes entrés par la porte-fenêtre en même temps que Fitzroy, qui lui, arrivait du hall.
— Vous avez sorti tout ce dont nous pourrions avoir besoin, Fitzroy ? lui ai-je demandé.
— Je pense que oui, Milord. Tous les papiers sont sur votre bureau, m’a-t-il répondu avant de nous souhaiter une bonne nuit.
— Attendez un instant, lui ai-je dit en m’approchant du bureau. Il se pourrait que j’aie besoin d’un autre document que ceux que je vous ai demandés.
J’ai feuilleté rapidement les papiers qu’il avait rassemblés.
— Vous avez oublié le plus important de tous, Fitzroy ! Les plans du sous-marin !
— Ils sont juste sur le dessus, Milord.
— Eh non, ils n’y sont pas ! ai-je répliqué en examinant à nouveau la pile.
— Mais je les y ai mis il n’y a pas trois minutes !
— Eh bien, ils n’y sont plus.
Fitzroy s’est approché, l’air ahuri. Cela semblait tellement incroyable ! Nous avons passé en revue tous les documents posés sur le bureau ; nous avons fouillé le coffre-fort ; mais, finalement, il nous a bien fallu admettre que les plans avaient disparu ; et cela, pendant le court instant – environ trois minutes – où Fitzroy avait quitté la pièce.
— Pourquoi était-il sorti ? demanda vivement Poirot.
— C’est exactement la question que je lui ai posée ! s’exclama Sir Harry.
— Il paraît qu’au moment où il finissait de disposer les documents sur mon bureau, expliqua Lord Alloway, il a entendu une femme crier. Il s’est précipité dans le hall et a trouvé la femme de chambre française de Mrs. Conrad dans l’escalier. Elle était toute pâle et affirmait avoir vu un fantôme, une grande forme blanche qui se déplaçait sans bruit. Fitzroy s’est moqué de ses frayeurs et lui a dit plus ou moins poliment de ne pas faire la sotte. Puis il est revenu dans cette pièce au moment même où nous y entrions par la porte-fenêtre.
— Tout cela me paraît très clair, déclara Poirot d’un air pensif. La question est de savoir si la femme de chambre est complice. A-t-elle crié selon les instructions de son acolyte qui rôdait au-dehors, ou l’homme attendait-il simplement un moment propice pour se glisser dans la pièce ? C’était un homme, je suppose, et non une femme, que vous avez vu ?
— Je suis incapable de le dire, Monsieur Poirot. C’était simplement… une ombre.
L’amiral fit entendre un reniflement de mépris qui ne pouvait manquer d’attirer l’attention.
— L’amiral a quelque chose à dire, il me semble, remarqua Poirot avec un petit sourire. Vous avez vu cette ombre, Sir Harry ?
— Non, répondit-il. Et Lord Alloway non plus. Il a sans doute vu une branche d’arbre remuer, ou quelque chose dans ce goût-là, et c’est après, lorsque nous avons découvert le vol, qu’il en a conclu qu’il avait vu quelqu’un traverser la terrasse. C’est tout simplement un effet de son imagination.
— Je ne suis pourtant pas réputé pour en avoir beaucoup, dit Lord Alloway avec un léger sourire.
— Allons donc ! Nous en avons tous. Nous sommes tous capables de nous convaincre que nous avons vu quelque chose alors que ce n’est pas vrai. J’ai passé toute ma vie en mer et je suis prêt à parier que j’ai de meilleurs yeux que n’importe qui. Je regardais droit devant moi et, s’il y avait eu quoi que ce soit, je l’aurais vu, moi aussi.
Après cette déclaration véhémente de l’amiral, Poirot se leva et s’approcha de la porte-fenêtre.
— Vous permettez ? demanda-t-il. Nous devons essayer de régler cette question.
Il sortit sur la terrasse et nous le suivîmes. Ayant tiré une torche de sa poche, il en promenait le faisceau sur l’herbe qui bordait la terrasse.
— À quel endroit l’ombre a-t-elle traversé la terrasse, Milord ?
— À peu près en face de la porte-fenêtre.
Poirot continua pendant quelques instants à promener le faisceau de sa torche sur l’herbe tandis qu’il parcourait la terrasse d’un bout à l’autre, puis il l’éteignit en se redressant.
— Sir Harry a raison… Vous avez dû vous tromper, Milord, dit-il d’un ton posé. Il a beaucoup plu en début de soirée. Si quelqu’un avait marché sur l’herbe, il n’aurait pas manqué de laisser des empreintes. Or, il n’y en a pas ; pas une seule.
Il regarda les deux hommes l’un après l’autre. Lord Alloway paraissait décontenancé et sceptique ; quant à l’amiral, il exprima bruyamment sa satisfaction.
— Je savais bien que je ne pouvais pas me tromper ! Je me fierais à ma vue n’importe où.
Il offrait une image si frappante du vieux loup de mer franc et direct que je ne pus réprimer un sourire.
— Cela ramène donc nos soupçons aux personnes qui se trouvent dans la maison. Rentrons, voulez-vous ? Bien ! Milord, pendant que Mr. Fitzroy parlait à la femme de chambre dans l’escalier, quelqu’un aurait-il pu en profiter pour entrer dans le bureau par le hall ?
Lord Alloway secoua la tête.
— Absolument impossible ; il aurait été obligé de passer devant lui.
— Et Mr. Fitzroy ? Avez-vous totalement confiance en lui ?
Le visage de Lord Alloway s’empourpra d’indignation.
— Totalement, Monsieur Poirot. J’en réponds comme de moi-même. Il est impossible qu’il soit mêlé d’une façon quelconque à ce vol.
— Tout paraît impossible, remarqua Poirot assez sèchement. Les plans se sont sans doute munis d’une petite paire d’ailes et envolés… Comme ça !
Il souffla en arrondissant comiquement les lèvres à la façon d’un chérubin.
— Tout cela est invraisemblable, certes, admit Lord Alloway d’un ton agacé. Mais, je vous en prie, Monsieur Poirot, n’allez pas soupçonner Fitzroy. Réfléchissez ; s’il avait voulu se procurer ces plans, quoi de plus facile pour lui que de les reproduire ? Il n’avait pas besoin de prendre des risques en les volant.
— Voilà, Milord, une remarque tout à fait pertinente, déclara Poirot d’un ton satisfait. Je vois que vous avez un esprit méthodique. C’est une chance pour l’Angleterre d’être servie par des hommes comme vous.
Lord Alloway parut gêné par cette louange inattendue, mais Poirot était déjà revenu aux questions d’ordre pratique.
— La pièce dans laquelle vous avez passé la soirée…
— Le petit salon. Oui ?
— Elle a aussi une porte-fenêtre donnant sur la terrasse, puisque vous avez déclaré, si j’ai bonne mémoire, être sortis par là ? Ne serait-il pas possible que quelqu’un soit sorti de la même façon, entré ici par cette porte-fenêtre-ci pendant que Mr. Fitzroy n’y était pas, et reparti par le même chemin ?
— Mais nous l’aurions vu ! objecta l’amiral.
— Pas si vous aviez le dos tourné et vous, dirigiez vers l’autre extrémité de la terrasse.
— Fitzroy ne s’est absenté que quelques instants ; à peu près le temps qu’il nous fallait pour aller jusqu’au bout et revenir.
— N’empêche que c’est une possibilité… La seule, en fait, qui soit envisageable.
— Mais il n’y avait plus personne dans le petit salon quand nous en sommes sortis ! objecta à nouveau l’amiral.
— Quelqu’un peut y être entré après votre départ.
— Vous voulez dire, conclut lentement Lord Alloway, que, lorsque Fitzroy a entendu la femme de chambre pousser un cri, quelqu’un était déjà caché dans le petit salon, qu’il est entré ici et ressorti par la porte-fenêtre, puis qu’il a attendu, pour quitter le petit salon, que Fitzroy soit revenu ici ?
— Vous avez décidément un esprit très méthodique, dit Poirot en s’inclinant. Oui, c’est exactement cela.
— C’est peut-être un des domestiques ?
— Ou un invité. N’oubliez pas que c’est la femme de chambre de Mrs ! Conrad qui a crié. Que pouvez-vous me dire au juste de Mrs. Conrad ?
Lord Alloway réfléchit un moment.
— Je vous ai dit que c’était une femme très connue dans la haute société. C’est vrai, en ce sens qu’elle donne de grandes réceptions et est reçue partout. Mais on ne sait pas grand-chose de ses origines ni de sa vie passée. Elle fréquente assidûment les milieux diplomatiques et le Foreign Office, ce qui fait se poser quelques questions aux Services Secrets.
— Je vois, dit Poirot. Et vous l’avez invitée ici pour le week-end…
— Afin, dirons-nous, de pouvoir la surveiller de près.
— Eh bien, il est fort possible qu’elle ait adroitement retourné la situation !
Lord Alloway paraissait tout déconfit, mais Poirot poursuivit :
— Dites-moi, Milord, avez-vous mentionné devant elle les questions dont l’amiral et vous-même deviez discuter ?
— Oui, reconnut le ministre. Sir Harry a dit : « Et maintenant, occupons-nous de notre sous-marin. Au travail ! » ou quelque chose comme ça. Les autres avaient déjà quitté la pièce, mais Mrs. Conrad était revenue chercher un livre.
— Je vois, murmura Poirot d’un air pensif. Milord, il est très tard, mais vu l’importance de l’affaire, j’aimerais interroger sur-le-champ tous vos invités.
— C’est faisable, bien sûr, répondit Lord Alloway. L’ennui, c’est que nous ne tenons pas à mettre au courant plus de personnes qu’il ne faut. Avec Lady Juliet et le jeune Léonard, il n’y a aucun problème, évidemment… mais en ce qui concerne Mrs. Conrad, si elle est innocente, c’est une autre histoire. Peut-être pourriez-vous simplement lui dire qu’un important document a disparu, sans préciser lequel, ni entrer dans les détails de sa disparition ?
— C’est exactement ce que je m’apprêtais à proposer, déclara Poirot avec un sourire épanoui. En fait, il vaudrait mieux présenter la chose de cette façon à tous les trois. Vous m’excuserez, Amiral, mais même la meilleure des épouses…
— Je vous en prie, répondit Sir Harry. Tout le monde sait que les femmes sont bavardes ! Pour ma part, je préférerais que Juliet le soit un peu plus et joue un peu moins au bridge. Mais les femmes sont ainsi faites de nos jours ; elles ne sont contentes que lorsqu’elles peuvent danser ou jouer. Si vous le désirez, Alloway, je peux aller réveiller Juliet et Léonard.
— Merci. De mon côté, je vais faire appeler la femme de chambre de Mrs. Conrad. Monsieur Poirot voudra sans doute lui parler et elle pourra réveiller sa maîtresse. J’y vais tout de suite. Pendant ce temps, je vous envoie Fitzroy.
Mr. Fitzroy était un pâle et maigre jeune homme à pince-nez, au regard froid et inexpressif. Sa déclaration concordait mot pour mot avec ce que nous avait dit Lord Alloway.
— Quelle est votre hypothèse ? lui demanda Poirot.
Mr. Fitzroy haussa les épaules.
— Quelqu’un qui était au courant attendait vraisemblablement dehors un moment propice. Il pouvait voir par la fenêtre ce qui se passait et il est entré dans la pièce quand je me suis absenté. Il est vraiment dommage que Lord Alloway ne se soit pas mis à sa poursuite dès qu’il l’a vu ressortir !
Poirot ne jugea pas utile de le détromper.
— Croyez-vous ce que vous a raconté la femme de chambre ? Qu’elle avait vu un fantôme ?
— C’est trop absurde, Monsieur !
— Je voulais dire : croyez-vous qu’elle pensait vraiment en avoir vu un ?
— Ah ! ça, je ne saurais le dire. Mais elle semblait être dans tous ses états et se tenait la tête à deux mains.
— Tiens ! tiens ! dit Poirot de l’air de quelqu’un qui vient de faire une découverte. Voilà qui est intéressant… Et c’est sans doute une jolie fille ?
— Je n’y ai pas fait très attention, répondit Mr. Fitzroy d’un ton froid.
— Je suppose que vous n’avez pas vu sa maîtresse ?
— Si. Elle était en haut de l’escalier et l’appelait : « Léonie ! » C’est alors qu’elle m’a aperçu… et, bien sûr, elle a fait demi-tour.
— En haut, répéta Poirot, les sourcils froncés.
— Bien entendu, je me rends parfaitement compte des soupçons qui peuvent peser sur moi… ou plutôt, qui auraient pu peser sur moi si Lord Alloway n’avait pas aperçu l’homme au moment où il repartait. Mais, de toute façon, j’aimerais que vous preniez la peine de fouiller ma chambre ; et moi-même.
— Vous y tenez vraiment ?
— Absolument.
Je ne sais pas ce que Poirot aurait répondu, mais, à cet instant, Lord Alloway reparut et nous annonça que ses deux hôtesses et le jeune Léonard nous attendaient dans le petit salon.
Ces dames étaient toutes deux vêtues d’un déshabillé seyant. Mrs. Conrad était une belle femme blonde d’environ trente-cinq ans ayant une légère tendance à l’embonpoint. Lady Juliet Weardale, elle, était âgée d’une quarantaine d’années, brune, grande, très mince et encore très belle ; elle avait de jolies mains fines et s’agitait sur son fauteuil d’un air inquiet. Son fils était un jeune homme quelque peu efféminé, aussi différent, physiquement, de son vigoureux père, qu’on pouvait l’imaginer.
Poirot débita le petit laïus sur lequel nous nous étions mis d’accord, puis expliqua qu’il aimerait savoir si quelqu’un avait vu ou entendu quoi que ce soit dans la soirée qui pût nous aider dans notre enquête.
Se tournant en premier lieu vers Mrs. Conrad, il la pria de bien vouloir lui dire ce qu’elle avait fait depuis qu’elle et Lady Juliet s’étaient retirées.
— Voyons… Je suis montée ; j’ai sonné ma femme de chambre ; comme elle n’arrivait pas, je suis sortie et l’ai appelée. Je l’entendais discuter dans l’escalier. Lorsqu’elle a eu fini de me brosser les cheveux, je l’ai renvoyée – elle paraissait très nerveuse – ; j’ai lu un moment, puis je me suis couchée.
— Et vous, Lady Juliet ? s’enquit Poirot.
— Je suis montée directement me coucher. J’étais très fatiguée.
— Et votre livre, ma chère ? lui dit Mrs. Conrad avec un aimable sourire.
— Mon livre ? répéta Lady Juliet en rougissant.
— Oui, vous savez. Quand j’ai renvoyé Léonie, vous étiez en train de remonter. Vous étiez descendue chercher un livre dans le petit salon, m’avez-vous dit.
— Ah oui ! c’est vrai, j’étais redescendue. Je… j’avais oublié.
Lady Juliet se tortillait les mains nerveusement.
— Avez-vous entendu la femme de chambre de Mrs. Conrad crier, Madame ?
— Non… non.
— C’est curieux parce que, à ce moment-là, vous deviez vous trouver dans le petit salon.
— Je n’ai rien entendu, dit Lady Juliet d’une voix plus assurée.
Poirot se tourna vers le jeune Léonard.
— Monsieur ?
— Je n’ai rien à dire. Je suis monté directement me coucher et je me suis endormi.
Poirot se caressa le menton.
— Hélas ! Je crains fort que cet entretien n’ait servi à rien. Mesdames, Monsieur, je regrette infiniment de vous avoir tirés du sommeil pour si peu. Veuillez accepter mes excuses, je vous prie.
Il fit sortir le petit groupe de la pièce en gesticulant et réitérant ses excuses, et revint un instant plus tard avec la femme de chambre de Mrs. Conrad, une jolie fille au regard effronté. Alloway et Weardale étaient sortis, eux aussi.
— À présent, Mademoiselle, dit Poirot d’un ton brusque, je veux la vérité. Et ne me racontez pas d’histoires. Pourquoi avez-vous crié ce soir, dans l’escalier ?
— Ah ! Monsieur, j’ai vu une grande forme blanche…
Poirot l’arrêta d’un mouvement énergique de l’index.
— Ne vous ai-je pas dit de ne pas me raconter d’histoires ? Laissez-moi deviner. Il vous a embrassée, c’est ça ? Je veux parler de Mr. Léonard Weardale, bien sûr.
— Et après, Monsieur ? Qu’est-ce qu’un petit baiser ?
— Compte tenu des circonstances, c’est une chose très naturelle, répondit galamment Poirot. Moi-même ou mon ami Hastings ici présent… mais racontez-moi plutôt comment les choses se sont passées exactement.
— Il est arrivé par derrière et m’a attrapée par la taille. Cela m’a fait sursauter et j’ai crié. Si j’avais su, je n’aurais pas crié… mais il m’est tombé dessus comme un chat. À ce moment-là, M. le secrétaire est arrivé. Alors ; M. Léonard a grimpé l’escalier quatre à quatre. Qu’est-ce que je pouvais dire ? Surtout à un jeune homme comme ça… tellement comme il faut… Alors, ma foi, j’ai inventé une histoire de fantôme.
— Et tout s’explique, s’écria Poirot avec bonne humeur. Ensuite, vous êtes montée à la chambre de votre maîtresse. Au fait, quelle chambre occupe-telle ?
— Celle du fond, Monsieur. De ce côté.
— Juste au-dessus du cabinet de travail, donc. Bien, Mademoiselle. Je ne vous retiendrai pas plus longtemps. Et, la prochaine fois, ne criez pas.
Après avoir raccompagné la jeune fille jusqu’à la porte, Poirot revint avec un sourire.
— Une affaire intéressante, n’est-ce pas, Hastings ? Je commence à avoir ma petite idée. Et vous ?
— Que faisait donc Léonard Weardale dans l’escalier ? Ce jeune homme ne me plaît pas du tout, Poirot. À mon avis, c’est un petit coureur.
— Je suis bien d’accord avec vous, mon ami.
— Fitzroy a l’air d’un type honnête.
— Lord Alloway insiste assez sur ce point !
— Et pourtant, il y a quelque chose dans ses manières…
— Il en fait presque un peu trop, c’est ça ? J’ai eu moi aussi ce sentiment. D’un autre côté, notre amie Mrs. Conrad n’est pas précisément ce que j’appellerais une femme au-dessus de tout soupçon.
— Et sa chambre se trouve juste au-dessus du bureau, ajoutai-je en observant Poirot du coin de l’œil.
Il secoua la tête en souriant.
— Non, mon ami, je ne puis me résoudre à croire que cette belle dame soit descendue par le conduit de la cheminée ou par le balcon.
Comme il finissait sa phrase, la porte s’ouvrit et, à mon grand étonnement, je vis entrer vivement Lady Juliet Weardale.
— Monsieur Poirot, dit-elle, hors d’haleine, puis-je vous parler seule à seul ?
— Madame, le capitaine Hastings est un autre moi-même. Vous pouvez parler devant lui comme si c’était mon ombre ou qu’il ne fût point là. Asseyez-vous, je vous prie.
Lady Juliet s’assit, le regard toujours fixé sur Poirot.
— Ce que j’ai à vous dire est… assez délicat. Vous êtes chargé de l’enquête. Si les… papiers étaient rendus, cela mettrait-il fin à cette affaire ? Je veux dire : cela pourrait-il se faire sans qu’on pose de questions ?
Poirot la dévisagea attentivement.
— Comprenons-nous bien, Madame. Vous me proposez de me remettre ces documents, c’est cela ? Et je dois moi-même les rendre à Lord Alloway à condition qu’il ne me demande pas comment je les ai obtenus ?
Lady Juliet acquiesça.
— C’est bien ce que je veux dire. Mais il faut que je sois certaine qu’il n’y aura pas de… publicité.
— Je ne pense pas que Lord Alloway tienne particulièrement à la publicité, dit Poirot d’un ton sévère.
— Vous acceptez donc ? s’écria Lady Juliet d’un air soulagé.
— Un instant, Madame. Tout dépend du temps qu’il vous faudra pour me remettre ces documents.
— Je puis vous les donner presque tout de suite.
Poirot leva les yeux vers l’horloge.
— Dans combien de temps exactement ?
— Disons… dix minutes.
— J’accepte, Madame.
Lady Juliet se précipita hors de la pièce. J’émis alors un petit sifflement.
— Pouvez-vous me résumer la situation, Hastings ?
— Le bridge, répondis-je laconiquement.
— Ah ! vous vous souvenez des paroles anodines de l’amiral. Quelle mémoire. Je vous félicite, Hastings.
Nous nous tûmes en voyant entrer Lord Alloway, qui interrogea Poirot du regard.
— Avez-vous une autre idée, Monsieur Poirot ? Je crains fort que les réponses à vos questions n’aient été plutôt décevantes.
— Pas du tout, Milord. Elles m’ont, au contraire, suffisamment éclairé. Il ne me sera pas nécessaire de rester ici plus longtemps. Aussi, avec votre permission, vais-je repartir aussitôt pour Londres.
Lord Alloway paraissait stupéfait.
— Mais… mais qu’avez-vous découvert ? Savez-vous qui a pris les plans ?
— Oui, Milord, je le sais. Dites-moi, à supposer que les papiers vous soient remis de façon anonyme, vous ne demanderiez pas la poursuite de l’enquête ?
Lord Alloway dévisagea Poirot un instant.
— Vous voulez dire : s’ils m’étaient remis en échange d’une somme d’argent ?
— Non, Milord. Sans condition.
— Évidemment, l’essentiel est de récupérer les plans, dit lentement Lord Alloway.
Cependant, il avait encore l’air intrigué.
— Dans ce cas, c’est la solution que je vous conseille d’adopter. Seuls vous-même, l’amiral et votre secrétaire êtes au courant de la disparition des documents. Personne d’autre n’a besoin de savoir qu’ils ont été restitués. Et vous pouvez compter sur moi pour vous aider de toutes les manières possibles… j’endosse la responsabilité de ce mystère. Vous m’avez demandé de retrouver les documents ; je l’ai fait. Vous ne savez rien de plus. (Poirot se leva et tendit la main à Lord Alloway.) Milord, je suis ravi de vous avoir rencontré. J’ai foi en vous… et en votre dévouement à l’Angleterre. Vous saurez la guider d’une main ferme.
— Monsieur Poirot… Je vous promets de faire de mon mieux. C’est peut-être un tort… ou peut-être une vertu, mais je crois en moi.
— Comme tous les grands hommes. Moi, c’est pareil ! déclara Poirot avec emphase.
Quelques minutes plus tard, la voiture venait s’immobiliser devant la porte. Lord Alloway nous dit au revoir sur le perron en nous réitérant ses chaleureux remerciements.
— Voilà un grand homme, Hastings, me dit Poirot tandis que la voiture démarrait. Il est intelligent, plein de ressources et puissant. C’est l’homme fort dont l’Angleterre a besoin pour guider ses pas en cette difficile période de reconstruction.
— Je veux bien vous croire, Poirot… mais que faites-vous de Lady Juliet ? Va-t-elle restituer directement les papiers à Lord Alloway ? Que va-t-elle penser en voyant que vous êtes parti sans un mot ?
— Hastings, je vais vous poser une petite question. Pourquoi lorsqu’elle est venue me trouver, ne m’a-t-elle pas remis aussitôt les plans ?
— Elle ne les avait pas.
— Précisément. Combien de temps lui faudrait-il pour aller les chercher dans sa chambre ? Ou dans toute autre cachette à l’intérieur de la maison ? Inutile de répondre. Je vais vous le dire. Certainement pas plus de deux minutes et demie. Pourtant, elle en demande dix. Pourquoi ? Vraisemblablement parce qu’il lui faut les demander à une autre personne avec qui elle devra discuter avant de pouvoir la convaincre de les rendre. Voyons maintenant qui pourrait bien être cette personne. Certainement pas Mrs. Conrad, mais plutôt un membre de sa famille ; son mari ou son fils. Lequel des deux ? Léonard Weardale nous a dit qu’il était monté directement se coucher. Or, nous savons que c’est faux. Supposons donc que sa mère soit allée dans sa chambre et l’ait trouvée vide. Elle est peut-être redescendue, en proie à une crainte indicible… son fils est loin d’être un petit saint ! Bien qu’elle ne l’ait pas trouvé dans sa chambre, elle l’entend, par la suite, affirmer qu’il n’en est pas sorti. Aussitôt, elle en conclut que c’est lui le voleur. Et c’est ce qui explique l’entretien qu’elle a eu avec moi.
Toutefois, mon ami, nous savons pour notre part quelque chose que Lady Juliet ignore. Nous savons que son fils ne pouvait pas se trouver dans le bureau puisqu’il était dans l’escalier en train de courtiser la jolie petite femme de chambre. Bien que sa mère l’ignore, Léonard Weardale avait un alibi.
— Alors, qui a volé les plans ? Il semble que nous ayons éliminé tout le monde… Lady Juliet, son fils, Mrs. Conrad, la femme de chambre…
— Précisément, faites donc fonctionner votre matière grise, mon ami. La réponse saute aux yeux.
Je secouai la tête en signe d’ignorance.
— Mais si, voyons ! Si seulement vous vous donniez la peine de persévérer ! Réfléchissez. Fitzroy sort du bureau ; il laisse les papiers sur la table. Quelques minutes plus tard, Lord Alloway entre dans la pièce et s’en approche ; les plans ont disparu. Il n’y a que deux hypothèses possibles : ou bien Fitzroy ne les a pas mis sur la table, mais dans sa poche – et cela paraît peu vraisemblable car, comme l’a fait très justement remarquer Alloway, il aurait pu en faire une copie n’importe quand – ou bien les plans étaient encore sur la table lorsqu’Alloway s’en est approché, auquel cas c’est lui qui les a empochés.
— Lord Alloway ? le voleur ? m’exclamai-je, déconcerté. Mais pourquoi ? Pourquoi ?
— Ne m’avez-vous pas dit qu’il avait été mêlé à un scandale il y a quelques années ? Selon vous, il a été disculpé. Mais supposez, après tout, qu’il n’ait pas été innocent. Dans la vie publique anglaise, on n’admet pas le scandale. Si l’on revenait sur cette affaire aujourd’hui et que sa culpabilité soit prouvée, adieu sa carrière politique. Nous pourrions donc supposer qu’on l’a fait chanter et qu’on lui a demandé, en échange du silence, les plans du sous-marin.
— Mais alors c’est un traître ! m’écriai-je.
— Oh non ! C’est un homme astucieux et plein de ressource. Supposez, mon ami, qu’il ait reproduit ces plans en apportant – car c’est un ingénieur de talent – une légère modification par-ci, par-là, de façon à les rendre inutilisables. Il remet les faux plans à l’agent de l’ennemi… Mrs. Conrad, je suppose ; mais pour qu’on ne doute pas de leur authenticité, il faut qu’ils aient l’air d’avoir été volés. Il fait de son mieux pour ne faire peser les soupçons sur aucun des membres de la maisonnée, en prétendant avoir vu un homme sortir par la porte-fenêtre. Mais, là, il se heurte à l’obstination de l’amiral. Son principal souci est alors d’éviter que les soupçons ne se portent sur Fitzroy.
— Mais tout cela n’est que supposition de votre part, Poirot, lui fis-je remarquer.
— C’est de la psychologie, mon ami. Un homme qui aurait remis à l’ennemi les vrais plans ne se soucierait guère de savoir qui pourrait être soupçonné. Et pourquoi tenait-il tant à éviter que Mrs. Conrad soit mise au courant des circonstances du vol ? Parce qu’il lui avait remis les faux plans en début de soirée et ne voulait pas qu’elle découvre que le prétendu vol n’avait été commis que par la suite.
— Je me demande dans quelle mesure vous avez raison.
— Bien sûr que j’ai raison ! J’ai parlé à Alloway comme un grand homme parle à un autre grand homme, et il a parfaitement compris. Vous verrez.
Une chose est certaine. Le jour où Lord Alloway devint Premier ministre, Poirot trouva dans son courrier un chèque et une photo portant cette dédicace : À mon discret ami, Hercule Poirot. De la part d’Alloway.
Il semble, par ailleurs, qu’on soit enchanté du sous-marin de type Z dans les milieux de la Marine. Il paraît qu’il va révolutionner la conception moderne de la guerre navale. J’ai entendu dire qu’une certaine puissance étrangère avait essayé de construire quelque chose de semblable, mais que cela s’était soldé par un véritable fiasco. Néanmoins, je continue de penser que Poirot n’avait fait que deviner ce qui s’était passé. Un de ces jours, cela lui jouera un mauvais tour.